Barbizon

Théodore s'était mis en route de bon matin. Une pluie fine et méchante perçait sa veste de toile brune. ll avait assuré sur son dos un chevalet et il tenait de ses grandes mains fines sa boite de couleurs et un petit tabouret pliant. La veille, la soirée fut encore bien arrosée chez Ganne où les joyeux peintres de l’académie des « Beaux-ar…bres » s’étaient réunis pour un balthazar que je ne vous dis pas ! On avait dû raccompagner Dupré dans sa grange en le portant sous les bras. C’était tordant de le voir, comme entre deux gendarmes, les pieds chaussés de grosses galoches trainant à terre, la barbe en berne et le chapeau de feutre mal assuré sur son crane dégarni.
Théodore, lui, avait pu s’acheter une belle maison, près de la minuscule chapelle au clocher de bois et au porche triste. Au premier étage, il avait installé son atelier de paysagiste, largement éclairé par une baie vitrée. Au rez de chaussée, la cuisine faisait face à la salle à manger. Les murs étaient couverts de toiles, d’huiles sur carton et même sur papier. Quelques sculptures parsemaient tables et guéridons dans la douce pénombre dispensée par les fenêtres percées dans l’épaisseur du mur.
Depuis les années mille huit cent soixante, Barbizon était devenu un village de peintres, tous attirés par la luminosité unique et le calme de l’endroit. La proximité de la forêt de Fontainebleau, le charme de Chailly en Bière dont Millet avait immortalisé le clocher, la nature généreuse et simple des habitants avaient peu à peu donné à l’endroit de nouveaux habitants, un peu excentriques, grands artistes, fieffés buveurs et noceurs devant l’Eternel !
Ils avaient garé la voiture sur le parking de la salle des fêtes. Main dans la main, ils avaient dépassé le relais de la Clé d’Or et ils marchaient vers l’auberge Ganne. Soudain, un souffle très léger et parfumé les enveloppa, la lumière parut décroitre un instant. Pendant quelques secondes, ils crurent apercevoir, venant à leur rencontre, un drôle de bonhomme souriant, vêtu à l’ancienne, portant chapeau et barbe avec dans les yeux une lueur malicieuse.
Ils se regardèrent…
Ils étaient bien.
Fabrice Roy
Dans ses conférences d'histoire de l'art, Fabrice Roy conjugue le passé au présent, dans une évocation poétique et ludique du 19ème siècle français...
