Berthe, Mary et l'enfant...
Le 15 septembre 1884
Chère Mary,
Si vous avez, ces jours derniers, entendu des voix inconnues vous murmurer des nouvelles de votre amie Berthe, ne vous en faites pas, c'est tout à fait normal.
J'ai, en effet, bien souvent pensé à vous. Je viens de terminer à peu près une toile qui représente Bibi tenant dans ses bras sa poupée préférée.

Vous pouvez donc facilement vous imaginer la difficulté que j'ai rencontrée pour faire tenir Bibi tranquille. Avec un pareil modèle, il me faut être d'une grande patience, au risque de compromettre toute fraîcheur et toute spontanéité. A mesure que progressait l'ouvrage, il me semblait voir se superposer le magnifique tableau que vous avez peint il y a bientôt 6 ans. Votre sujet, à vous, semble beaucoup plus docile, à l'image du petit chien qui lui fait face.
Lorsqu'Eugène (1) a vu le visage de sa fille, il m'a fait remarquer qu'il ressemblait à celui de la poupée. Cela m'a fait plaisir. Deux touches de rouge, deux points noirs, à la manière d'Édouard (2) qui nous manque tant...
Et puis, j'ai tellement aimé l'écharpe qui ceinture la taille de "votre" fille que j'ai décidé d'en reprendre le motif pour la robe de la mienne ! Vous ne m'en voulez pas, n'est ce pas ?

Quand nous rendrez-vous visite à Bougival, chère Mary ? Vous me manquez, vous le savez, tout ce comme ce bougon d'Edgar (3). Dites-le lui quand vous le verrez et observez bien sa réaction, s'il vous plaît, pour me l'écrire. J'attends avec gourmandise.
Votre amie
Berthe
Fabrice Roy. Lettres qu'ils auraient pu écrire. © 2023.
(Berthe Morisot Manet n'a jamais voulu que la "l'enfant à la poupée" soit exposé de son vivant. Sa fille Julie, dite Bibi l'aimait tellement qu'elle l'avait accroché au dessus de son lit...)
(1) Eugène Manet, mari de Berthe
(2) Édouard Manet, frère d'Eugène
(3) Edgar Degas
Dans ses conférences d'histoire de l'art, Fabrice Roy conjugue le passé au présent, dans une évocation poétique et ludique du 19ème siècle français...