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Le Bleu Outremer (épisode 1)

Cette fois, les mômes de Montmartre ne s’étaient pas contentés de se moquer du peintre, de sa veste élimée ou de sa barbe mal taillée. Ils étaient passé à l’acte en quelques secondes. Les morceaux du chevalet brisé se dressaient vers le ciel comme les arêtes d’un monstre marin, les tubes éventrés suaient leurs couleurs le long du caniveau. Quant aux toiles, dont certaines n’étaient même pas sèches, les gosses les avaient aspergées avec de la vinasse bon marché piquée à l’épicerie de la mère Antoine.


Pierre Guillaume était immobile, au milieu des rires qui fusaient. C’était quand même bien drôle, on aurait dit un tableau vivant, grandeur nature, construit au hasard et à l’insu de l’artiste. Enfin, artiste si on veut…

Pierre barbouillait depuis plus de trente ans des Sacré-Cœur, des rue Lepic, des funiculaires à la chaîne, mécaniquement, le regard absent. Des tableaux d’une facture pathétique, des vraies croûtes à touriste. Le plus comique, c’est qu’il arrivait à en vendre quelques uns, suffisamment, du moins, pour payer le loyer de sa mansarde et ne pas crever de faim.

Il arrivait chaque matin à huit heures, il installait son chevalet sur son emplacement, et il peignait laborieusement jusqu’au soir. Puis, il rangeait ses affaires et repartait sans un mot. Les peintres qui peuplaient ces lieux s’étaient habitués à lui, comme un élément du décor, à peine vivant, une sorte de lampadaire ou de banc public, en somme. D’ailleurs, ils étaient peu nombreux à connaître son nom. La plupart l’appelaient « l’autre » ou « le taiseux »….


Ce soir-là, Pierre aurait mille fois préféré recevoir une gifle en plein visage mais ses agresseurs avaient délibérément choisi de ne s’en prendre qu’à son matériel, comme si le peintre était moins important qu’une de ses brosses, comme s’il n’existait pas. Il ramassa machinalement un tube de bleu outremer miraculeusement intact, le mit dans sa poche et contempla une fois encore les débris qui jonchaient la place. Il réprima quelques larmes, tourna les talons et disparut.

À suivre....


© Fabrice Roy 2018


Dans ses conférences d'histoire de l'art, Fabrice Roy conjugue le passé au présent, dans une évocation poétique et ludique du 19ème siècle français...







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