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Le Bleu Outremer (fin)

- Pierre?

- …

- Ah dame! C’est qu’il en a fait un plongeon! Il a effrayé mes poissons!

- Enfin, laissez-le reprendre ses esprits! Gustave, approche! Donne ta veste. Il va attraper la mort.

Pierre entr’ouvre les yeux. Il distingue quelques formes et des couleurs vives, comme à travers un verre dépoli. Le ciel, des arbres, peut-être. Très hauts, les arbres. Des peupliers?

Les contours se font plus nets. Une canne à pêche, un bonhomme barbu avec un drôle de chapeau mou, une femme, jeune, élégante, au corsage blanc.

Pierre Auguste Renoir. Le déjeuner des canotiers. 1881. The Philips Collection. Washington. USA
Pierre Auguste Renoir. Le déjeuner des canotiers. 1881. The Philips Collection. Washington. USA

- Parle-nous, bon Dieu! Qu’est-ce-qui t’a pris?

- Tais-toi, Gustave! Tu vois bien qu’il est sonné!

- Aline?

Elle soupire

- Oui, Pierre, oui, bien sûr! Comment te sens tu? Tu nous as fichu une de ces frousses!

- Et bien je… je ne sais pas trop. J’ai dû glisser du pont.

- Le jour de ton anniversaire, tu joues les acrobates? Tu veux qu’Auguste fasse une attaque?

L’affectueuse réprimande de Gustave Caillebotte fait sourire le petit groupe qui s’est formé autour du miraculé. Le pêcheur est intarissable.

- Je l’ai vu comme je vous vois! Il a grimpé sur le parapet et vlan! A la baille.

- Où est ma veste?

- Elle est sans doute restée là-haut. Le père Villot est parti la chercher, fait Gustave.

Pierre s’est redressé. On l’appuie contre le tronc d’un peuplier. Quelqu’un lui apporte une couverture. Les badauds se dispersent lentement.

Aline Charigot, qui s’était absentée quelques minutes, se plante devant lui, les mains sur les hanches.

- Mathilde t’attend chez Fournaise. Alphonse lui a prêté de quoi te sécher et du linge propre. Je parie que tu auras fort à faire pour te faire pardonner. Tu avais oublié notre déjeuner?

Pierre, encore un peu étourdi, se lève et se dirige vers le restaurant. Mathilde est debout devant la porte, avec un ballot de vêtements. Lorsqu’elle le voit, elle court vers lui et se jette dans ses bras.

- Tu es un fou! lui dit-elle sur un ton de reproche immédiatement démenti par ce sourire acidulé qu’il aime tant. Quand arrêteras-tu tes fredaines?

Pierre éclate de rire.

- Attends, tu vas être trempée! Laisse-moi me sécher, au moins… où est Caroline?

- Ta fille joue sur la terrasse avec Auguste. Je ne lui ai rien dit. Pas envie qu’elle pense que son père est un casse-cou…

- Elle le sait déjà!

Pierre a revêtu un pantalon de toile grise et un maillot de corps blanc. Mathilde pose d’autorité sur la tête de son homme un canotier de paille avec un ruban bleu.

Le père Villot s’approche et lui tend sa veste. Pierre s’en saisit non sans avoir remercié le vieux charretier qui est retourné sur le pont. Il visite ses poches et en sort un tube de couleur, comme un trophée.

Il le fait miroiter devant les yeux de Mathilde.

- C’est du bleu outremer, dit-il, triomphant. Du vrai, avec des pigments de Lapis-Lazuli, celui-là même qui a servi aux frères de Limbourg. Il m’a coûté une fortune mais je voulais faire ton portrait avec ton corsage bleu, ce bleu là ma princ…

Mathilde ne le laisse pas terminer sa phrase. Elle l’embrasse violemment, tendrement, à pleine bouche, tout en le plaquant contre le mur.

- Je suis heureuse, espèce de phénomène! Et maintenant, il faut monter, on nous attend…

Il veut l’embrasser, encore. Elle approche son visage puis, au moment où leurs lèvres vont se joindre, elle s’échappe en éclatant de rire.

- Viens, mon peintre!

il gravit derrière elle les escaliers et ils se retrouvent sur la terrasse du premier étage. Plusieurs tables sont dressées à l’ombre d’une toile aux rayures rouges et blanches. Des petits fûts de chêne attendent de déverser leur nectar dans les bouteilles, des grappes de raisin débordent de lourds compotiers blancs.

Il fait plein soleil. Pierre s’accoude à la balustrade de fer forgé. Mathilde s’approche et l’enlace doucement.

Au loin, des petits voiliers et quelques barques glissent sur la Seine.

- Mais où sont les autres? Il n’y a personne ici!

Pierre contemple Mathilde qui tente vainement d’étouffer un sourire.

- Joyeux anniversaire, Papa!

Caroline Guillaume apparait en haut de l’escalier et s’approche de son père avec un petit paquet enrubanné et un bouquet de fleurs des champs. Puis, derrière elle, en joyeuse cohorte, Aline et Auguste Renoir, Hippolyte et Alphonsine Fournaise, le baron Raoul Barbier, les actrices Ellen Andrée et Jeanne Samary, Adien Maggido, le modèle Angèle Legault et tous les autres, qui applaudissent et reprennent de sonores « Joyeux anniversaire ».

Pierre sent une main se poser affectueusement sur son épaule.

- Joyeux anniversaire, mon compagnon!

Gustave Caillebotte lui donne une vigoureuse accolade.

Pierre prend sa fille dans ses bras et reste longtemps ainsi, les yeux embués de larmes.

- Tu n’ouvres pas ton cadeau?

- Si, bien sûr, ma chérie.

Les convives font un cercle autour du héros du jour. Le ruban est rapidement ôté et le papier de soie découvre une petite boîte de bois verni. Pierre ôte le couvercle.

Au fond de l’écrin se trouve un petit médaillon en émail et en métal doré, dont les deux parties sont reliées par un délicat fermoir.

- De la part de tous ceux qui t’aiment, fait Caroline.

Pierre ouvre le médaillon avec précaution. A l’intérieur, sur l’une des faces, une photographie de Mathilde. De l’autre côté, un cliché de Caroline. Pierre est ému.

- Merci à tous, merci ma chère Mathilde, merci, mon espiègle de fille!

On s’avance, on veut voir le médaillon, Pierre reçoit quelques bourrades. On demande un discours, on s’écarte, on fait place. Quelques verres à peine remplis circulent déjà de main en main.

C’est Renoir qui s’approche en s’éclaircissant la voix. il sort de son gousset un petit papier froissé.

- Mon cher Pierre, joyeux anniversaire! 40 ans de vie, 20 ans d’amitié, 5 ans de succès! Ce 8 septembre 1880 restera dans nos cœurs, ici, chez Alphonse Fournaise, au rendez-vous de tous les canotiers! C’est ta maison, c’est notre maison à tous! Monet a dû rester à Vétheuil mais il t’adresse tous ses compliments. A ta santé, à celle de Mathilde et de la charmante Caroline!

Dans un joyeux brouhaha, les verres s’entrechoquent, les dames s’assoient, les hommes bavardent, le temps est doux. Un accordéon égraine quelques notes.

Renoir s’approche de Pierre, le regard gourmand.

- Mathilde m’a dit que tu avais acheté de l’outremer?

- Oui, du vrai, un bleu incroyable, fin et profond à la fois.

Auguste reprend:

- Tu sais que je veux faire un portrait d’Aline avec son beau corsage bleu et gris?

Pierre sourit

- Je te vois venir, espèce de tête de bois! Donne-moi une feuille de papier!

Comme s’il avait deviné la réaction de son ami, Renoir présente un petit morceau de carton. Pierre ouvre le précieux tube de couleur et dépose en spirale une bonne moitié de son contenu.

- Mais c’est beaucoup trop, fait Auguste.

- Ne t’en fais pas! Avec ce qui reste, tu feras le portrait de Caroline!

- Que complotez-vous tous les deux?

Mathilde prend le bras de son compagnon. Pierre l’attire à lui.

- N’avions-nous pas un baiser en souffrance, madame Guillaume?

- Vous êtes insatiable, Monsieur!

Elle offre ses lèvres, il se penche, des frissons d’or pur vibrent dans leurs yeux, les sons s’étouffent, la terrasse s’estompe, le soleil s’éteint, basculer dans le noir…


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Le corps de l’inconnu avait dérivé depuis le pont d’Asnières jusqu’au pont de Chatou. On l’avait trouvé grâce au signalement d’un clochard qui avait vu un homme se jeter dans la Seine. Quand on le repêcha, ce qui frappa les enquêteurs, c’était cet incroyable sourire sur son visage. Le commissaire de permanence s’était déplacé sur les lieux.

- On sait qui c’est?

- Aucune idée. Pas de portefeuille, pas de papiers.

- Emmenez-le à l’institut médico-légal.

- Bien commissaire. A propos, on a trouvé ces trucs dans une de ses poches.

Il tendit au commissaire un sachet en plastique transparent. A l’intérieur, il y avait un tube de peinture à moitié entamé, du bleu outremer, lui a-t-il semblé. A côté, un petit médaillon en émail et en métal doré.


© Fabrice Roy 2018


Dans ses conférences d'histoire de l'art, Fabrice Roy conjugue le passé au présent, dans une évocation poétique et ludique du 19ème siècle français...




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